Cent Histoires de la Région du Kansai

La Princesse Bleue

Le Mardi Soir

L’organisateur ajuste ses lunettes et balaie la salle du regard. Il s’attarde sur une femme en tailleur beige, les mains croisées sur ses genoux.

Naoko-san… si vous le souhaitez, c’est à vous.

Bon, je m’appelle Naoko. Cinquante-trois ans. Un fils au collège, un prêt conso qui me lâche pas, et mon boulot à temps plein dans un restaurant de Taisho. C’est pas la grande vie, hein. Mais je fais tenir les choses comme je peux. Une assiette à la fois.

Le club du mardi soir, c’est mes trois heures à moi. Trois heures où je respire. Sans planning qui m’écrase, sans rappels de factures, sans pile de linge. Trois heures où personne me dit de sourire. Ici, avec vous tous, je souris quand j’en ai envie.

Je suis pas douée au jeu, ça tout le monde le sait. Mon Daisuke joue déjà mieux que sa mère. Mais si je viens le mardi, c’est grâce à vous tous.

Elle sourit en direction de certains membres de l’assemblée

C’est pour la voix de Keiko-chan quand elle s’exclame Nari da ne ! comme si elle chantait. Pour les blagues de Nakamura-san, même si je les connais par cœur — vingt fois au moins ! Pour l’odeur du vieux plancher, les sachets de thé qu’on laisse trop infuser, vos rires qui montent comme une vapeur tiède.

C’est pour ça que je viens.

Ce soir-là, j’étais en retard. J’avais cramé le fond d’une marmite au resto, le patron avait gueulé, et je courais encore à moitié essorée quand je suis arrivée.

Mais vous m’avez pas demandé pourquoi. Tu te rappelles, Keiko-chan ? Tu m’as tendu une tasse, sans rien dire. Et toi, Nakamura-san, tu as sorti une de tes vannes pourries. Et moi, j’ai ri. Pour de bon. Une seconde, j’ai senti quelque chose fondre sous mes côtes. Comme si tout ce qui me tient debout le jour pouvait s’effondrer la nuit. En sécurité.

Je sais pas si vous comprenez à quel point ce club me sauve. À quel point c’est ici que je redeviens moi. Pas la serveuse, pas la mère solo, pas la femme qui compte ses pièces pour acheter des gyoza en promo.

Juste Naoko. Celle qui se permet d’éclater de rire en renversant une pièce sur le mauvais côté du ōgiban.

L’autre jour, mon fils m’a demandé :

Maman, pourquoi tu continues à y aller si tu perds tout le temps ?

Je lui ai caressé les cheveux et j’ai soufflé, en souriant un peu :

Mais voyons, ce n’est qu’un jeu, Daisuke.